RATIONALIST INTERNATIONAL

Bulletin # 106 (11 Janvier 2003)

http://www.rationalistinternational.net

(Traduction : Guy Jacquesson et Thomas Zartregu)

  

  Une lueur à l'horizon du monde islamique

Par Sanal Edamaruku  

La nouvelle année commence avec une nouvelle importante: la première organisation rationaliste jamais créée en Iran vient de voir le jour!

Nous saluons le courage de ceux qui risquent leur vie pour la défense du rationalisme dans l'Etat islamique d'Iran, et nous leur adressons nos meilleurs vœux de réussite dans leur effort pour modifier le cours des choses dans leur pays. La signification de l'événement, d'ailleurs, va bien au-delà de l'Iran. Je suis persuadé que cet exemple peut encourager les rationalistes disséminés et en attente à travers le monde islamique, et les amener à se réveiller et à s'unir pour faire tout ce qu'il est possible de faire en fonction des circonstances. Et ce qui s'offre à nous est plus encore qu'un encouragement: les rationalistes iraniens bouleversent les idées courantes, ils ouvrent une perspective radicalement nouvelle pour notre temps. En apportant la preuve qu'un concept largement accepté est tout simplement faux, ils montrent que la voie vers la sortie d'une tyrannie religieuse ne passe pas forcément par le long processus de "libéralisation" et d' "humanisation" de la religion!

Il n'est nul besoin, donc, d'un quelconque "Protestantisme islamique". Et non seulement parce qu'il n'y a rien qui ressemble à un catholicisme islamique. Mais parce que le monde islamique n'est pas voué à réemprunter une nouvelle fois le long et difficile chemin qui fut celui du monde chrétien depuis le Moyen-Âge jusqu'aux Lumières. L'Histoire ne se répète pas: en tirant les leçons des siècles passés, nous pouvons aujourd'hui couper au court, et marcher directement vers le futur, qui - si l'humanité ne succombe pas à un terrible accident - verra le règne du rationalisme. Il n'est nullement besoin pour cela de conserver des vestiges de religiosité, aussi libéral et humain que puisse être leur déguisement.

C'est aujourd'hui une idée largement répandue et très à la mode, spécialement appréciée dans le monde occidental, que l'Islam doit être apprivoisé, amélioré, et transformé en une religion "progressiste". Mais une religion n'est jamais réellement progressiste. Nombreux sont ceux qui voient l'Iran, avec une religion d'Etat relativement libérale et humaine - une sorte de Norvège islamique - comme le modèle idéal... Le "protestantisme islamique" pourrait être, comme la variété chrétienne du protestantisme, ouvert et suffisamment souple pour correspondre aux besoins d'une société civile moderne, vouée au commerce et aux affaires. C'est là que réside le secret de son charme pour le monde occidental. Ainsi le commerce florissant entre l'Iran et l'Europe ne serait plus jamais gêné par les questions de droits de l'Homme. Plus jamais on n'aurait à craindre que la Fatwa d'un ayatollah, réclamant la mort d'un écrivain célèbre, n'entraîne une protestation occidentale, mettant en danger la fourniture par l'Iran du fromage "feta", comme on a pu le craindre dans le cas de Salman Rushdie!

En dépit des Lumières, le monde occidental n'est jamais véritablement parvenu à sortir de la Chrétienté. Il est resté collé à sa prison en ruines comme un faible poussin dans sa coquille. Et la religion sut être suffisamment élastique pour s'adapter aux besoins changeant des diverses époques, et survivre. C'est la raison pour laquelle il semble à beaucoup de gens impossible d'espérer ou même d'imaginer qu'une société islamique puisse un jour briser ses liens et aller vers un futur débarrassé de la religion. Et pourtant cela peut se faire, et nous ferons de notre mieux pour cela. C'est en cela que réside la signification, importante entre toutes, de la naissance du groupe "RA".

 

 Le GROUPE RA

Le "Groupe RA" est issu de la lutte déclenchée en Novembre 2002 à l'Université de Téhéran, pour protester contre la condamnation à mort du Professeur Hashem Aghajari, qui avait contesté à l'aile droite des religieux le droit de diriger l'Iran. Il a été formé par quelques leaders étudiants et quelques professeurs, très impliqués dans ce mouvement, et représente un noyau de penseurs radicaux, qui ont décidé de combattre la théocratie iranienne sur une plateforme rationaliste et athée. Selon un message parvenu à RATIONALIST INTERNATIONAL, le Groupe RA a été conçu comme un catalyseur pour tous ceux qui considèrent qu'il faut rejeter radicalement la religion et non essayer de l'adoucir.

Les leaders du Groupe RA ont été depuis le début à la pointe du mouvement pour la défense du Professeur Aghajari, et ils font aujourd'hui partie de ceux qui sont bien résolus à en assurer la pérennité. Bien qu'ils ne partagent pas les convictions du Professeur Aghajari concernant la nécessité d'un "Protestantisme islamique" en Iran, ils sont persuadés de l'importance d'une coopération étroite entre toutes les forces progressistes et non-corrompues qui composent le mouvement réformiste.

La situation actuelle en Iran ne permet pas aux rationalistes d'apparaître ouvertement en public. Le Groupe RA travaille donc "en sous-main", comme un acteur bien intégré à l'agitation universitaire pour donner une nouvelle orientation au mouvement iranien pour la liberté. On peut voir, d'après les premiers comptes-rendus, que dans le camp réformiste nombreux sont ceux qui voient dans l'émergence d'une alternative rationaliste un sujet de grande satisfaction et un grand espoir.

Mais au milieu des bonnes nouvelles venues d'Iran, nous ne devons pas oublier le côté tragique de la situation présente. Le Professeur Aghajari est toujours dans le couloir de la mort. L'état de sa santé est alarmant. Et seule la pression de l'opinion publique, de l'intérieur et à l'extérieur de l'Iran, peut le sauver.

                              Le Professeur Aghajari est toujours dans le couloir de la mort


Ce qui s'est passé ressemble bien à un coup monté: la révolté étudiante la plus importante de ces trois dernières années contre le clergé au pouvoir en Iran a été stoppée net. Dix jours de suite, en novembre, des manifestations rassemblant jusqu'à cinq mille étudiants dans les Universités de Amir Kabir et celle de Science et Technologie semblaient prêtes pour la révolution. Avec des slogans tels que "Vous qui aimez la paix, nous voilà, nous voilà", et "Dirigeant Suprême, va-t'en, va-t'en!", les étudiants présentaient une liste de revendications à caractère démocratique. Et par-dessus tout: la liberté pour le Professeur Aghajari, condamné à mort pour blasphème à l'issue d'un procès douteux et tenu secret. Le front du soutien au Professeur Aghajari, figure bien connue du mouvement pour la réforme, et proche du Président Khatami, se développa. De nombreux universitaires, parlementaires et citoyens de premier plan passèrent du côté des étudiants. La situation s'aggrava. Le "Dirigeant Suprême", l'ayatollah Ali Khameini menaça de faire intervenir le corps d'élite des Gardiens de la Revolution (qu'il appelle "les forces populaires"), si le problème ne pouvait être réglé autrement. Et soudain, ce fut le virage: le Dirigeant Suprême "capitula", et ordonna que la sentence de mort soit reconsidérée par la justice. Certains dirigeants étudiants crièrent aussitôt victoire, et le soir même toutes les manifestations furent suspendues. Seul un petit groupe d'irréductibles affronta les unités paramilitaires. Puis il sembla que le mouvement de protestation s'était évanoui.
 
Aujourd'hui, près de deux mois plus tard, il n'y a plus de doute que l'annonce du Dirigeant Suprême n'était rien qu'une manoeuvre tactique pour gagner du temps et dissoudre la crise. Rien n'a changé. Le professeur Aghajari est toujours dans le quartier des condamnés à mort.

Sayyed Hashem Aghajari, professeur d'histoire à l'université Tarbiat Modares âgé de 45 ans, a été arrêté le 8 août 2002 et jugé à huis clos, après avoir fait un discours dans la ville occidentale de Hamedan en juin, dans lequel il mettait en doute le droit du clergé à gouverner l'Iran. Il y comparait les puissants dirigeants chiites de la République Islamique aux papes médiévaux et appelait à un protestantisme islamique. De même que "le mouvement protestant voulait sauver le christianisme du clergé et de la hiérarchie de l'église", proposait-il, les musulmans doivent faire quelque chose de similaire aujourd'hui. "Les musulmans ne sont pas des singes", a-t-il dit, et le clergé ne devrait pas s'attendre à ce qu'ils suivent aveuglément leurs enseignements. Le clergé n'a jamais été censé avoir un monopole sur la pensée religieuse. Au début de l'islam, les croyants avaient l'habitude de converser avec le Prophète et d'interpréter ce qui leur était relayé à des périodes charnières de l'histoire. Même maintenant, les musulmans ont le droit de faire de même. Chaque génération devrait être capable de trouver sa propre interprétation du Coran, a-t-il dit.
 
Le défi lancé par le professeur Aghajari contre le clergé régnant est explosif dans l'Iran d'aujourd'hui. Il correspond aux efforts politiques des dirigeants élus pro-réforme pour briser la poigne de fer des "durs" sur le pays, de les écarter de leurs positions clé dans l'armée et la justice, et de réduire leur pouvoir dans les organismes gouvernementaux non élus. Le plus puissant de ces organismes est le Conseil des Gardiens, le plus haut comité de surveillance, qui peut s'opposer aux décisions parlementaires, mettre son veto aux lois passées par le parlement et disqualifier n'importe quel candidat aux élections. Bien que les réformistes dominent le parlement et augmentent régulièrement leur influence, la voie vers plus de démocratie, de liberté individuelle et d'égalité des sexes est une marche sur la corde raide, aussi longtemps que le Conseil des Gardiens conservera tous ses pouvoirs.

Un autre aspect est le support international pour les réformes et pour les critiques modérées dans les limites de l'Islam. Le professeur Aghajari veut sauver sa religion en la réformant en "une religion qui respecte les droits de tous - une religion progressiste, plutôt qu'une religion traditionnelle qui piétine le peuple." L'idée d'un protestantisme musulman est bien accueillie dans l'Occident. Un groupe de "protestants" iraniens est donc fort regrettable pour les dirigeants islamiques qui cultivent de grands et très réalistes espoirs quant au support des occidentaux.

La réforme iranienne - et le mouvement pour la démocratie - est divisée selon plusieurs lignes. Il y a ceux qui se sont précipités pour stopper les manifestations et ceux qui ont essayé de défendre leur position contre la force. Il y a le camp radical et le camp plus prudent regroupé autour du président Khatami, les réformateurs et les révolutionnaires, les groupes pro-occidentaux et les indépendants, les "protestants" et le petit groupe des "abolitionnistes", qui se préparent pour le moment où ils se déclareront publiquement rationalistes. Ils espèrent que ce sera pour bientôt. Leur noyau est constitué du groupe nouvellement fondé Groupe RA.

Les différentes branches du mouvement iranien pour la liberté se sont unis pour soutenir le professeur Aghajari. Les importantes manifestations en sa défense se sont élargies pour devenir la plus grande révolte contre le clergé au pouvoir depuis juin 1999, quand des raids brutaux dans les dortoirs des étudiants de l'université de Téhéran ont déclenché un soulèvement national. Dans un manifeste, ils ont demandé la liberté du professeur Aghajari et de tous les prisonniers politiques. Le Dirigeant Suprême, insistent les radicaux, devrait quitter son poste et le chef de l'appareil judiciaire devrait être renvoyé pour avoir prononcé une sentence de mort contre Aghajari. Ils ont pressé le président Khatami, le dirigeant pro-réforme souvent hésitant, de prendre une position claire contre la peine de mort et lui ont même demandé de démissionner s'il n'était pas prêt ou capable de défendre ses partisans. Khatami, dans une déclaration publique, a critiqué le jugement en le jugeant inapproprié et a dit qu'il n'aurait jamais dû être prononcé. Pendant ce temps, vingt collègues d'université d'Aghajari ont démissionné. Des centaines de conférenciers d'université ont signé une lettre ouverte de protestation. Plus des deux tiers des membres du parlement ont signé une pétition officielle contre la sentence. Des personnalités publiques de premier plan ont rejoint le front de la protestation, parmi lesquels le petit-fils du défunt ayatollah Ruholla Khomeini, le fondateur de la République Islamique.

Dans un défi supplémentaire qui accentue la pression morale sur le clergé, le professeur Aghajari a refusé de faire appel contre sa sentence de mort. Sa condamnation était une farce, a-t-il dit. Son avocat, Saleh Nikbakht, a fait appel de sa propre initiative. Mais jusqu'ici, il n'y a même pas eu de date fixée pour l'audition devant la cour d'appel.

Seule une pression publique grandissante de l'intérieur et de l'extérieur du pays peut sauver la vie du professeur Aghajari. Mais même si les dirigeants religieux du pays se sentent finalement  forcés d'écarter la sentence de mort, le professeur Aghajari doit faire face à des épreuves supplémentaires. La sentence judiciaire qui a été prononcée contre lui est multiple. Elle prescrit 74 coups de fouet et huit ans d'emprisonnement avant l'exécution. Le professeur Aghajari est un invalide de guerre, qui a perdu sa jambe droite dans la guerre Iran-Iraq de 1980-1988, et il a besoin de façon urgente de traitements médicaux. Sa famille a fait savoir que sa jambe, amputée sous le genou, a été contusionnée et infectée. Il ne peut pas se tenir debout et est incapable d'utiliser les installations sanitaires de la prison. Même sans la sentence de mort, sa vie est en danger.



23 janvier 2003

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